Madeleine entrouvrit les yeux. La clarté de l’aube filtrait par les persiennes.
5h00 s’affichait au vieux réveil.
C’était son heure habituelle. Elle se leva lentement, se massant les genoux, les reins et s’étira douloureusement.

– Cochonnerie d’arthrite ! marmonna-t-elle.

A quatre-vingt-quinze ans, « si on se réveille sans souffrir, c’est qu’on est mort ! » disait sa mère. Elle avait bien raison.
Après avoir déjeuné dans la cuisine d’un café au lait et de deux biscottes beurrées, elle trottina jusqu’à la porte fenêtre, poussa les persiennes et s’accouda au balcon.

De son premier étage, au-dessus de la promenade, elle avait une vue imprenable sur le port de Bandol. Elle en connaissait chaque détail pour l’avoir contemplé par tous les temps. Elle revoyait son père et l’oncle Henri rejoindre la Margot, leur pointu, pour partir en mer. Elle les entendait parler fort dans la rue Marçon, comme le font par habitude les pêcheurs. En mer, pour se comprendre, la voix doit couvrir le bruit du vent et du bateau. Le touc-touc-touc lent et sourd du gros moteur l’avertissait qu’ils quittaient le quai, et se dirigeaient vers la passe, creusant la mer d’huile de deux rides profondes.

Lorsqu’ils revenaient, sa mère tenait prêts les tréteaux. On sortait les caisses où frémissaient encore girelles, sarrans, bogues pour la soupe de poissons. Elle vendait daurades et grondins aux habitués et gardait les plus grosses prises pour les restaurants. Après avoir rangé le matériel dans le bateau, le père s’installait à même le quai, les orteils coincés dans le filet pour réparer les mailles qui avaient lâché. Tout en nouant les fils, il parlait avec l’oncle de tout, de rien, du temps qu’ils auraient le lendemain…

A l’est, le ciel s’éclairait. Elle adorait ces instants où la nature était encore fraîche. Pas de vent, juste le cri des goélands, couvrant ceux des petits oiseaux nichés dans les pins. Aux premiers rayons du soleil, le quai s’animait. C’était l’heure où les gens du pays se sentaient encore entre eux. On se saluait, se lançait une blague…

– Oh Nine ! T’as pas vu Dédé ?
– Vé ! Il est là-bas dans sa chemise, que la tête lui sort !

Plus tard, la chaleur, le vacarme de la circulation amèneraient leur lot de touristes huilés, chapeautés. Ils allaient au marché avant de se précipiter sur les plages avec matelas, rabanes, parasols et glacière. Ils se trempaient dans la mer en poussant des cris, nageaient un peu avant de se vautrer sur leur serviette. Côté pile, côté face, il fallait bronzer le plus possible, brûler de soleil à en crever pour supporter la grisaille du retour vers les grandes villes.

Cette année, le Covid avait confiné les gens chez eux. Madeleine n’en avait pas souffert, car elle ne sortait plus guère de chez elle. Son fils s’occupait de ses courses, l’appelait au téléphone :

– Ça va ce matin Mamoune ?
– Oui, mon pitchoun, ça va bien !

A près de quatre-vingts ans, il restait son petit. C’était son unique enfant. Il avait été le maître voilier le plus réputé de toute la région, menant son entreprise à une réussite qui profitait, depuis, à ses petits-enfants. Elle en était fière ! Il lui avait proposé de venir vivre en famille chez lui, mais Madeleine aimait sa tranquillité. Elle préférait vivre seule au milieu de ses souvenirs. A seize ans, elle avait été apprentie chez le boulanger près de l’église et avait épousé le fils de la maison. Un an plus tard, Manu était né. C’était le plus beau des petits ! L’odeur chaude du pain et celle de la mer avaient accompagné une vie simple et heureuse.

Elle alluma la radio pour écouter les infos locales :
– Lundi, le gouvernement annonce un déconfinement modéré …

Alors comme ça on allait reprendre une vie normale ? Finalement, Madeleine avait aimé ce calme, le silence des bateaux et des rues. Lundi, le trafic reprendrait sur la promenade…

Une irrésistible envie la prit. Un rêve fou ma foi ! Aller jusqu’à la petite plage, près du club nautique, pour marcher dans le sable, se tremper les pieds dans l’eau, retrouver des sensations oubliées… Quel bonheur ce serait ! … S’il fallait le faire, c’était maintenant, avant la foule qui la bousculerait, les voitures qui l’effraieraient… Elle ne dirait rien à son fils, à personne. Ce serait son secret…

Elle n’hésita qu’un court instant.

– En étant prudente, tout ira bien, je ne suis ni gaga, ni impotente, alors je pourrai le faire ! se rassurait-elle.

Pour une telle occasion, elle allait mettre sa robe de mousseline rose, la plus belle, sa préférée, celle du baptême de son arrière-petite fille. La Vierge la protègerait, c’était sûr ! Elle fit une toilette de chat, attacha ses cheveux blancs en chignon bas sur la nuque et inspira un bon coup ! Sa canne à la main, elle ferma la porte et descendit avec précaution l’escalier, en se tenant à la rampe.

– Un pied sur la marche et puis l’autre, un pied sur la marche et puis l’autre… scandait-elle intérieurement. Surtout ne pas tomber.

Arrivée à la porte du bas, elle fit une pause, fière de ce qu’elle avait déjà fait. Elle allait oser, oui ! La liberté était là, juste derrière, à sa portée ! Non qu’elle se sentît prisonnière dans sa maison, mais le grand âge construisait insidieusement autour de vous tout un carcan d’impossibles. Le coeur battant la chamade, elle mit sa main sur la poignée, ouvrit la lourde porte de bois et sourit au bonheur qui l’attendait.

Personne sur le trottoir. Courbée en deux sur sa canne, elle traversa doucement la promenade au passage piéton, longea le parking. Après avoir repris son souffle une ou deux fois, elle atteint enfin la petite plage. Là-bas, il y avait le Casino, la grande plage, mais non, c’était trop

loin. Cette petite anse lui allait parfaitement. Elle s’assit sur le muret pour respirer l’air de la mer. On le sentait encore plus qu’à la maison. Elle passa une jambe puis l’autre par-dessus le mur, enleva ses chaussures et plongea voluptueusement ses orteils dans le sable doux et frais.

– Que c’est bon !! soupirait-elle radieuse, les yeux fermés.

Une foule de souvenirs affluait. Elle n’était pas seule, elle était avec son cousin Mario.

– Tu viens Mado ? Allez ! On fait la course jusqu’au rocher ! On cherchera des arapèdes.

Elle mangeait un biscuit après s’être baignée, elle faisait un château de sable, elle se jetait dans l’eau pour se sentir roulée par les vagues … Que de rires et d’images !

– Maman ! Papa ! Regardez-moi de là-haut ! murmurait-elle.

Elle s’appuya sur sa canne pour se relever et avancer vers le sable humide. Là, ce serait plus facile de marcher.

Une vaguelette lui effleura les pieds. La mer était douce. Mado sourit de plaisir. Elle avança un peu plus pour avoir de l’eau jusqu’aux chevilles. Le sable faisait ventouse à chaque pas. Elle y planta sa canne pour pouvoir relever sa robe jusqu’aux genoux.

– Eviter les cailloux pour ne pas tomber… Que c’est bon ! Il y a si longtemps…

Soudain, en posant un pied dans un trou, elle perdit l’équilibre et se retrouva dans l’eau.
Paniquée, elle chercha des yeux sa canne … c’était trop loin. Personne sur la plage, c’était trop tôt. Elle n’arrivait pas du tout à se relever. Le sable s’enfonçait doucement sous ses pieds.

– Sainte Vierge, aidez-moi ! pria -t-elle. Faites venir quelqu’un, ma Bonne Mère ! En attendant, il faut que je me calme, que je ne me fatigue pas, manquerait plus que je me noie !

Madeleine se força à respirer lentement, étendit les bras et fit de petits mouvements dans l’eau…

Elle se laissait aller, toute molle, et un bien-être singulier s’installait. Elle s’étonna :

– Comme je suis bien ! Je n’ai plus mal nulle part ! Je me sens légère comme une plume !

Elle s’allongea légèrement sur le dos. L’eau pénétra dans ses oreilles, étouffant les bruits extérieurs.

Les douleurs avaient disparu, ne restait que l’indicible plaisir de flotter au fil des vagues. Ses cheveux s’alanguissaient dans l’eau, la sensation d’une caresse tendre la gagnait.

– Papa, regarde ! Je sais nager ! Demain tu m’apprendras à plonger du rocher ?

Les mots, les images tourbillonnaient lentement dans sa tête. Ses mains, ses bras devenaient transparents. Ses cheveux défaits s’étiraient en de longs filaments. Sa robe rose, étalée en corolle, frissonnait sous la brise. Elle sentit sur sa joue la chaleur du soleil. Madeleine rêvait… Madeleine s’évadait… Son visage ridé s’illuminait d’un sourire d’enfant. Un bonheur intense l’emportait loin, très loin…

On chercha partout Madeleine.
On trouva sa canne, fichée dans le sable de la petite plage, et quelques traces de pas. Ce fut tout.
Au large, personne n’avait rien vu. Seule, une jolie méduse rose dansait gracieusement dans le courant.

 

1er prix du concours de nouvelles de Bandol sur le thème de « La liberté retrouvée ». Août 2020.